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D’ici là.
mercredi 5 août 2009, par
John Berger vit depuis longtemps en Savoie et ne rechigne pas à y faire les foins. Son écriture en témoigne : il a la phrase aussi ajustée que le coup de fourche qui soulèvera la botte haut et sûr, sans effort excessif. N’entendez pas qu’il est rustique, moins encore rustaud. Il a, au contraire, de l’artisan minutieux, le trait magnifique, et, de l’homme à la sensibilité exacte, le juste ton : dans le terrible flou du monde et dans ses plus cafouilleux tableaux, il sait lire ce qui fait la profondeur humaine et le rendre avec la finesse d’un de ces peintres ou de ces musiciens qui passent dans ses livres, « fugaces comme des photos ».
Ici, comme souvent, il déambule, sans but apparent, mais le monde est là, dans toute sa magique « polyphonie » chère à Nicolas Bouvier, à chaque coin de rue. Et les fantômes le peuplent de toute leur vivace présence : à Lisboa (il dit : Lisboa, et non : Lisbonne, et je ne l’en aime que plus !) il rencontre sa mère, morte depuis quinze ans. Avec elle, il arpente l’aqueduc des Àguas Livres et le marché aux poissons. Elle lui dit : « Écris ce que tu trouves, et aies la courtoisie de nous mentionner ». À Genève, Borges, depuis sa tombe, lui vole un gant, tandis qu’une cantatrice sauve un étourneau. À Kraków (Cracovie, pour les touristes), dans le dédale d’un marché, il rencontre celui qui lui a beaucoup appris –à peindre, à tricher aux cartes, à boire- lorsqu’il était adolescent. À Madrid c’est son vieux professeur d’école qui réapparaît. Et à Nowy Targ, en Pologne, Félix sort du néant pour jouer du Duke Ellington à un mariage où s’« oublie toute l’amertume ».
Ce n’est pas de la fiction tirée par les cheveux, c’est la démonstration, très douce et très sûre, que « le nombre des vies qui pénètrent la nôtre est incalculable ». John Berger, en tous cas, n’a pas besoin d’être fantôme pour entrer dans notre vie, et y être bienvenu.
John Berger, D’ici là, Éditions de l’Olivier, 20 €.