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American, Oh ! Dis c’est ...

mardi 21 juillet 2009, par Gérard Lambert - Ullmann

Ce texte a été écrit pour la revue Initiales spécial USA
à l’occasion de la 2ème édition du Festival America qui s’est tenue à Vincennes du 14 au 17 octobre 2004.

Ils étaient trois, portant cet uniforme de « baba cool » dont j’avais su autrefois honorer les galons. Chevelus et hirsutes comme il faut mais moins que moi à leur âge. J’eus d’emblée une tendresse pour leur adolescence hésitante parée des plumes de la crânerie.

On voyait bien que chercher un livre en librairie n’était pas dans leurs habitudes. Je proposai de les aider. Ils se regardèrent gênés puis le plus audacieux demanda : « Vous avez des livres sur la Beat Generation ? » Je saisis le Ginsberg dont j’estime que tout libraire digne de ce nom doit être pourvu. Voyant le rayon d’où je le tirai l’audacieux eut un brusque recul : « Ah ! C’est de la poésie ! » On lui aurait proposé le rasage intégral de ses dreadlocks qu’il eût sans doute eu l’air moins inquiet. Je compris qu’on leur avait dit : Beat Generation = errance, défonce, subversion, etc., et que mon geste menaçait de démolir cette image en ramenant l’objet sulfureux au rang de ces pénibles récitations dont l’école avait certainement su les dégoûter avec efficacité. Je m’empressai de les dissuader : « Non ce n’est pas de la poésie ». Et je commençai à lire : « Quel sphinx de ciment et d’aluminium a défoncé leur crâne et défoncé leur cervelle et leurs imaginations ? » Ils partirent rassurés, l’objet en poche.

La prochaine fois, c’est sûr, ils voudraient du Burroughs, le camé électrique, avant de découvrir Kerouac, immense bucheron d’un langage jazzé et grand tanneur de routes, Ferlinghetti, le Prévert de Frisco, et Snyder le Chamane ; et ces deux grands dynamiteurs du rêve américain : Corso et McClure. Puis, remontant le fleuve, ils iraient vers Whitman, le presque Rimbaud ; Thoreau, le désobéissant bucolique, aux vérités cristallines, et peut être même Mark Twain, le charmeur de grenouilles, ou Poe, corbeau exalté. Avec un peu de chance, ils iraient jusqu’au sarcastique Ambrose Bierce et vers Melville, le roc biblique. On pourrait alors les guider vers Jack London et sa hache de glace ; Steinbeck aux raisins amers ; Hemingway, le frimeur préféré des barmen ; Scott Fitzgerald, dandy déglingué ; Faulkner, le dompteur de moustiques et Dos Passos, ferme manieur de fouet. Ne resterait plus alors qu’à faire connaître l’intègre Arthur Miller et Sylvia Plath, la vulnérable ; Horace McCoy, chantre des mutilés du progrès, et Carson McCullers, petit coeur à la boutonnière ; les grands maîtres de la « gerbe » : John Fante, brûlé du gosier, et Bukowski, chancre lyrique ; Goodis, cassé sous la lune ; Bradbury, le martien utopiste ; Brautigan, l’amuseur triste, et les splendides graveurs à l’acide : Dashiell Hammet, Raymond Chandler, noirs de lucidité noctambule, pour finir par John Kennedy Toole, l’hilarant pourfendeur d’imbéciles.

Promenant alors sur mon rayon de littérature nord-américaine la main assurée du cow-boy sortant du rodéo intact, je me dis que ça ne serait pas bien difficile d’écrire le rapide panorama qu’on m’avait demandé.

C’est à ce moment qu’elles entrèrent. Elles étaient trois !
Ma main trouva Anaïs Nin avant qu’elles n’ouvrent la bouche.